La Normandie doit son origine et son nom aux Vikings. En l’an 911, le roi des Francs Charles le Simple concède à Rollon un territoire de part et d’autre de la Seine. Ce chef viking, qui a parcouru les mers et a pillé le royaume, devient le premier maître de la Normandie. Retour sur un personnage dont la légende a éclipsé la véritable biographie.
– L’irruption de Rollon sur la scène historique et la création de la Normandie se placent dans le contexte des invasions vikings. Pouvez-vous nous raconter cette terrible période ?
– Depuis le règne de Charlemagne, c’est-à-dire depuis la fin du VIIIe siècle, l’Europe carolingienne est attaquée par les Vikings. Ces peuples scandinaves, appelés aussi Normands (autrement dit les « Hommes du Nord ») sont surtout intéressés par le pillage des richesses des abbayes et des villes, du moins dans un premier temps. Les raids vikings s’intensifient à partir des années 840 et frappent la future Normandie. Riche, la région est une proie tentante d’autant plus qu’elle possède une façade maritime et un axe de pénétration privilégiée pour les bateaux : la Seine. Malgré la mise en place de mesures défensives, les descendants de Charlemagne, les rois carolingiens, se révèlent incapables d’arrêter le fléau. Peu à peu, des groupes de Normands prennent goût à une installation durable dans les territoires razziés.
– En l’an 911, le roi carolingien Charles le Simple tente de remédier à cette menace récurrente. Il propose un compromis à un chef viking nommé Rollon. Les négociations aboutissent au fameux traité de Saint-Clair-sur-Epte qui marque la naissance de la Normandie. Quelles en sont les « clauses » ?
– Nous ne possédons pas le texte du traité. A-t-il existé d’ailleurs un texte ? Mais quelques écrits postérieurs nous éclairent sur les termes de l’accord. Le roi des Francs Charles le Simple confie à Rollon un territoire de part et d’autre de la Seine. Cette concession forme l’embryon de la Normandie. En échange, Rollon et ses compagnons vikings acceptent de se convertir au christianisme et de s’abstenir de mener des raids contre le royaume.
– Qui est Rollon ?
– Rollon est le chef des Vikings de la Seine. Ses débuts sont difficiles à retracer car les récits qui le présentent sont largement postérieurs à sa mort et tendent à broder sur sa vie. Je pense notamment au De moribus et actis primorum Normanniae ducum (Sur les mœurs et les actes des premiers ducs de Normandie) de Dudon de Saint-Quentin et aux sagas nordiques comme la Heimskringla (Saga des Rois des Norvège). Les historiens sont encore à débattre s’il était d’origine danoise, norvégienne, voire orcadienne. La question n’est toujours pas réglée. Comme le mythique Ragnar Lodbrok, Rollon parcourt les mers à la recherche de terres et de sites à piller. Son itinéraire est incertain. Selon Dudon de Saint-Quentin, il se met au service d’un roi en Angleterre puis conduit des raids en Frise ; selon les sources scandinaves, exilé de Norvège, il aurait atteint l’Écosse ou les Hébrides. Ce qui est sûr, c’est que Rollon finit par s’établir en France, dans la vallée de la Seine. Quand ? Incertitude là encore. Le clerc Dudon de Saint-Quentin place l’arrivée de Rollon en 876 mais de nombreux historiens estiment cette date trop précoce. L’historien britannique David Douglas et plus récemment Jacques Le Maho, jugent les premières années 900 plus probables
– Quel est le véritable nom de Rollon ? Selon les sources, il est appelé Rolf, Göngu-Hròlfr, Rou voire Robert…
– Robert est le nom de baptême qu’il reçoit à la suite de sa conversion au christianisme. Quant aux autres dénominations, elles sont aussi exactes. Elles reflètent simplement la variété des langues utilisées. Dudon de Saint-Quentin, qui écrit comme tous les clercs en latin, parle de Rollo (francisé en Rollon). Les Scandinaves écrivent Rolf (ou Hròlfr). Le surnom « Göngu » vient de la Heimskringla. Il se traduit par « le marcheur ». La Heimskringla explique que Rolf était si grand qu’aucune monture ne pouvait le porter. Il se déplaçait donc en marchant. On s’étonnera cependant que Dudon de Saint-Quentin n’ait pas jugé bon d’utiliser ce surnom. D’où un doute sur la véracité de l’anecdote. Selon le professeur de civilisation scandinave Régis Boyer, « Göngu » signifie plutôt « le vagabond » et rappelle les pérégrinations du personnage à la recherche d’une terre où s’établir. Enfin, Rou est le nom anglo-normand de Rollon. Dans la seconde moitié du XIIe siècle, le conteur Wace écrit donc Le roman de Rou pour retracer la vie du fondateur de la Normandie.
– Pourquoi le roi Charles le Simple traite avec Rollon ?
– Maître de la région de Rouen, Rollon est installé près du cœur du royaume franc. Il constitue donc une menace directe pour le roi Charles le Simple. Or, en 911, des princes du royaume mettent en déroute l’armée de Rollon devant Chartres. C’est le moment idéal pour le roi de négocier avec ce dangereux voisin. D’autant plus que Rollon n’est pas un chef viking comme les autres. Depuis son arrivée en Francie, il semble avoir développé des liens amicaux voire matrimoniaux avec quelques familles de l’aristocratie franque. En d’autres termes, c’est un « chef normand sur la voie de l’assimilation » pour reprendre l’expression de l’historien Pierre Bauduin.
– Revenons sur le traité de Saint-Clair-sur-Epte. Dudon de Saint-Quentin nous livre une anecdote sur le déroulement de l’entrevue. Elle n’a peut-être aucune réalité mais elle ne manque pas de saveur…
– Dudon raconte que selon l’usage, Rollon devait jurer fidélité au roi en s’agenouillant et en lui baisant le pied. Refusant ce geste de soumission, il demanda à un de ses compagnons de le faire à sa place. Or, celui-ci n’était pas plus enclin à s’agenouiller. Il s’avança devant le roi assis dans son trône, se baissa et pris le pied de Charles le Simple pour l’élever jusqu’à sa bouche. Le souverain en tomba à la renverse. L’assistance éclata de rire et Charles le Simple ne broncha pas. L’histoire est amusante mais rappelons que Dudon de Saint-Quentin est un clerc qui écrit pour la cour des ducs de Normandie, autrement dit les descendants de Rollon. Il faut donc s’attendre de sa part à quelques anecdotes bonnes à flatter l’esprit d’indépendance des Normands. Quitte à les inventer…
– Selon Dudon de Saint-Quentin, le roi abandonne à Rollon toute la Normandie à laquelle il ajoute la Bretagne. Qu’en est-il exactement ?
– Les documents postérieurs au traité de Saint-Clair sur Epte révèlent une concession nettement plus réduite. Ses limites exactes ne sont pas parfaitement connues à l’exception de l’Epte à l’est. Le comté de Rouen en constitue le centre. La Normandie occidentale (le Cotentin et le Bessin) n’en fait pas partie, peut-être ni le pays d’Auge, ni l’Évrecin (la région d’Évreux). Rollon et ses descendants vont se consacrer à agrandir cette « première » Normandie. C’est finalement Guillaume le Conquérant, l’arrière-arrière-arrière petit-fils de Rollon, qui achève vers 1050 la conquête de ce que nous appelons aujourd’hui la Normandie.
– Rollon respecte-il le traité de Saint-Clair-sur-Epte ?
– Oui. Par exemple, il se fait effectivement baptiser avec ses compagnons. Sa conversion n’est peut-être pas sincère mais on notera que son fils Guillaume Longue Epée est élevé dans la religion chrétienne. Les Normands ne reviendront jamais au paganisme. Rollon arrête aussi ses attaques contre les terres du roi Charles le Simple et empêche que d’autres flottes vikings remontent la Seine pour piller. En cela, il respecte aussi le traité.
– Rollon est le premier maître de la Normandie. Fut-il pour autant un grand prince ?
– L’œuvre politique de Rollon est pour l’essentiel inconnue. Par le biais d’anecdotes, Dudon de Saint-Quentin met à son crédit la restauration de la paix et de la sécurité en Normandie. Pour la mettre en évidence, Rollon aurait attaché un anneau d’or à un arbre de la forêt de Roumare et aurait mis au défi les voleurs de le dérober. Le mérite indéniable du chef viking est de maintenir et d’agrandir son comté malgré l’hostilité de certains puissants voisins (le comte de Flandres notamment) et l’opposition de bandes vikings à l’intérieur même de la Normandie. Certains groupes scandinaves, établis avant ou après Rollon, avaient leur propre chef et n’avaient nullement l’intention d’accepter la prééminence du nouveau maître de Rouen.
– Rollon est à l’origine d’une dynastie prestigieuse : celle des ducs de Normandie. Mais il ne fut pas lui-même duc…
– Par simplification, les historiens le présentent ainsi mais il n’a en réalité jamais porté ce titre. Les documents de l’époque le qualifie de comte de Rouen, de comte des Normands quand il n’est pas appelé jarl (« prince » en vieux norrois). L’arrière-petit-fils de Rollon, Richard II, est le premier à s’intituler duc de Normandie.
– Aujourd’hui des bandes-dessinées ou des romans mettent Rollon en scène. Pourquoi reste-il célèbre et populaire ?
– Rollon a un destin exceptionnel et fascinant. Parti de Scandinavie, il mène une vie d’aventurier jusqu’à sa rencontre avec le roi des Francs. Par traité, il obtient un territoire appelé à devenir un des plus puissants États médiévaux au XIe siècle, le duché de Normandie. Insistons sur le fait que, de toutes les fondations scandinaves en Occident, seule la Normandie s’est maintenue au-delà de trois générations. Rollon est à l’origine de cette réussite. Aspirant à combler les vides d’une existence mal connue, la légende s’est emparée de ce personnage fondateur.