January 22, 2021
Les raids vikings en Normandie
Les raids vikings en Normandie
Pendant environ soixante-dix ans, les Vikings assaillent les côtes de la Manche et les rives de la Seine. Malgré leur faible nombre, ces envahisseurs bousculent la défense locale et réussissent à s’installer dans la région qui deviendra la Normandie, la seule implantation durable des Scandinaves dans le royaume des Francs. En 911, leur chef Rollon devient en effet comte de Rouen. Quelles sont les raisons de ce succès ?
(L’article suivant est présenté sous forme d’interview fictive)
– Après une première tentative avortée en l’an 820, une flotte viking s’engage dans l’estuaire de la Seine le 12 mai 841. Comment se déroule cette première incursion en Normandie ?
– A merveille pour les Vikings. Le 12 mai, ils entrent dans l’estuaire de la Seine. Deux jours plus tard, ils sont à Rouen qu’ils mettent à sac pendant deux jours puis incendient. De là, demi-tour. ils s’attaque aux monastères qu’ils avaient laissés sur leur chemin : l’abbaye de Jumièges est pillée tandis que sa voisine, Fontenelle, obtient d’être épargnée contre le paiement d’une somme d’or par la communauté monastique. Puis une délégation de moines de Saint-Denis rencontre les envahisseurs et négocie le rachat de 68 captifs. Une quinzaine de jours après leur arrivée dans la Seine , les Vikings regagnent la mer, chargés de butin.
Départ d'un bateau viking de Scandinavie. Mais les Vikings pouvaient ausi partir d'Angleterre où ils étaient bien implantés. Scène de la série TV Vikings.
Départ d’un bateau viking de Scandinavie. Mais les Vikings pouvaient aussi partir d’Angleterre où ils étaient bien implantés. Scène de la série TV Vikings.
– Quelles motivations guidaient les Vikings à s’aventurer si loin de leur pays ?
– Les raisons sont multiples. Régis Boyer, spécialiste des civilisations nordiques, met en avant l’appât du gain. Les Vikings recherchent l’or. C’est pourquoi ils attaquent de préférence les monastères et les places marchandes. Au passage, ils capturent des humains afin de les vendre comme esclaves. L’opposition à ces assauts est souvent insignifiante : les villes – ne parlons pas des abbayes – sont généralement mal défendues et le roi Charles le Chauve, petit-fils de Charlemagne, doit faire face à de multiples dangers. Les Bretons poussent à l’ouest, l’Aquitaine menace de faire sécession tandis que l’aristocratie franque revendique de nouveaux pouvoirs. Les Vikings ont un boulevard devant eux.
– Les Vikings qui assaillent la Normandie viennent principalement du Danemark. La situation politique de ce pays favorise aussi les expéditions vers l’Occident…
– A cette époque, au IXe siècle, le Danemark a un roi mais, pour autant, ce n’est pas un véritable royaume. Les clans de l’élite guerrière s’affrontent pour accéder au trône ou pour dominer leurs voisins. Cette compétition oblige de nombreux aristocrates scandinaves à monter des expéditions en Occident pour acquérir du renom, prouver leur capacité de commandement et s’enrichir. Autant d’atouts indispensables pour ensuite conquérir le pouvoir au Danemark.
– Quelles tactiques emploient les Vikings pour réussir leurs opérations de pillage ? On a souvent parlé de l’effet de surprise.
– Oui, cela peut être une explication de leur succès, surtout dans les premiers temps, lorsque les Vikings pratiquent des raids brefs pendant la belle saison et repartent en Scandinavie une fois leurs bateaux chargés de butin. Cependant, quand ils remontent les fleuves, quand ils se mettent à assiéger plusieurs jours les villes et à hiverner sur des îles de la Seine – nous savons qu’ils montèrent des camps au niveau de Jeufosse et d’Oissel -, l’effet de surprise disparaît. Par contre, reste la peur. Les envahisseurs osent s’en prendre aux choses les plus sacrées (églises et clercs), provoquant l’effroi des autochtones par quelques massacres. Si bien qu’au bout d’une dizaine d’années, les Scandianves n’ont plus besoin de piller. Les monastères, les villes et même le roi consentent à leur verser des tributs pour leur départ, les danegelds.
– Parmi les mesures défensives, le roi Charles le Chauve édifie le pont fortifié de Pîtres, à hauteur de la ville actuelle de Pont-de-l’Arche. En quoi consiste cet ouvrage ? S’avère-t-il efficace ?
– Installé au-dessus de la Seine, le pont de Pîtres a pour rôle de bloquer toute remontée de flotte ennemie en amont de Rouen. Aux extrémités du pont, un châtelet défend chaque entrée. D’après l’archéologue Jacques Le Maho, les travaux commencent en 862 mais sont retardées par de nouvelles expéditions vikings. Le pont est terminé vers 873. Il semble produire des effets puisque dans la décennie suivante, les Scandinaves ne remontent plus la vallée de la Seine. L’Angleterre devient leur nouvelle cible. Mais à partir de 884, les sources n’évoquent plus le pont de Pîtres et l’année suivante, une immense flotte viking menée par le chef Sigfrid – environ 700 navires – remonte la Seine et entreprend le siège de Paris, preuve que l’ouvrage fortifié n’a pas constitué un obstacle suffisant.
– Comment expliquer finalement l’échec de la défense franque ? Les Vikings ne sont pas mieux armés que leurs adversaires et ils ne sont pas plus nombreux.
– Les Carolingiens paient notamment leurs absence de flotte. Les Vikings naviguent impunément sur les mers et les fleuves. L’armée carolingienne, longue à mobiliser, échoue face à des adversaires plus mobiles qu’elle. En cas de danger, les Vikings se replient dans leur bateaux. Ils n’étaient pas poursuivis. L’impuissance du roi Charles le Chauve apparaît au grand jour quand il est contraint de payer des Vikings pour chasser d’autres Vikings qui campent sur l’île d’Oscellus (Oissel). Wéland et sa bande reçoivent ainsi 5 000 livres des Francs. Aussitôt payés, ils entreprennent en 861 le blocus de l’île d’Oscellus. Au début de l’hiver, les Vikings assiégés se rendent ; Wéland leur accorde la vie sauve et l’hivernage dans la basse-Seine en contrepartie de 6000 livres. En deux coups, le mercenaire scandinave a fait fortune.
– Après une période d’accalmie, les invasions scandinaves reprennent dans la région à partir de 885. Comment le roi carolingien Charles le Simple résout ce problème récurrent ?
– Il traite avec le chef viking Rollon. Nous ne savons rien de certain sur ce personnage ; l’historiographie place son arrivée en Normandie en l’an 876. A force de multiplier les raids, sa bande de Vikings n’arrive probablement plus à soutirer beaucoup d’argent d’une région épuisée par les pillages et les tributs. Rollon commence donc à exploiter directement le pays, à le coloniser et à le contrôler. Incapable de s’en débarrasser, Charles le Simple décide de s’en faire un allié. Il lui abandonne tout le pays entre l’Epte et la Manche, dont Rouen. En échange, Rollon doit accepter de se convertir au christianisme et de protéger le royaume contre de nouveaux envahisseurs. C’est le fameux traité de Saint-Clair-sur-Epte, conclu en 911. Cet accord s’avère un bon coup politique, car Charles le Simple aura la paix jusqu’à la fin de son règne, du moins du côté normand.
– Ce traité marque la naissance de la Normandie…
– Oui, car le territoire cédé à Rollon et peuplé par ses compatriotes nordiques, prendra le nom de Normandie, « le pays des Normands », c’est-à-dire des hommes du Nord.
– Quel est l’état de la Normandie quand Rollon accepte le traité de Saint-Clair-sur-Epte ?
– Les premiers historiens normands, notamment Dudon de Saint-Quentin, ont répandu l’image d’une région désertée suite aux raids vikings. Aujourd’hui l’historiographie se montre plus mesurée. Oui la future Normandie fut durement éprouvée, oui les élites et les communautés monastiques ont fui mais aucune ville n’a disparu et l’archéologie rurale n’a pas mis en évidence une rupture brutale dans l’occupation du sol pendant cette période troublée.
– L’archéologie a retrouvé peu de témoignages matérielles d’une présence viking en Normandie. Des dragages dans la Seine ont juste permis de retrouver quelques armes. Où sont les traces de l’empreinte nordique ?
– L’héritage le plus notable se situe dans la toponymie. Regardez combien de noms de lieux qui, en Cotentin, dans la plaine de Caen, en Roumois ou en Pays de Caux, trahissent une origine scandinave. Ce sont notamment tous ces toponymes qui se terminent par -tot, par -fleur, ou par -beuf : Honfleur, Harfleur, Barfleur, Quillebeuf, Elbeuf, Yvetot… Il y a en a des centaines parmi les hameaux, les villages et les villes de Normandie.
– Ce sont les preuves d’une colonisation viking ?
– Oui, avec cette nuance que ce ne sont pas forcément des sites d’habitat nouveaux. Il peut s’agir de villages désertés par les autochtones et que les Scandinaves se sont appropriés. N’imaginons pas pas un raz-de-marée. A la suite de Lucien Musset, les historiens considèrent que les envahisseurs étaient peu nombreux, peut-être quelques dizaines de milliers.
– Les Vikings ont aussi laissé leur empreinte dans la langue…
– C’est à relativiser. Selon la linguiste Élisabeth Ridel, environ 155 mots vikings sont passés dans le parler normand et une infime minorité se retrouve aujourd’hui dans le français. Ce vocabulaire tourne généralement autour de la mer et sert à décrire les littoraux, les éléments d’un bateau, ou l’activité de pêche… Saviez-vous que vague, homard, quille, cingler sortent de la bouche des Scandinaves ?
– En fin de compte, l’héritage viking s’avère modeste. C’est assez paradoxal car les Scandinaves sont tout de même à l’origine du duché de Normandie.
– Oui, c’est un paradoxe. Mais il s’explique facilement. Les Vikings qui se sont installés en Normandie ont fait le choix de l’assimilation. Ils se sont convertis au christianisme, ont épousé les autochtones, ont abandonné leur langue et ont repris le cadre administratif et judiciaire carolingien. Un siècle après leur installation, leur originalité s’était diluée.